uand je connus suffisamment les alentours, Mami me laissa explorer seul la nature. Je ne manquais jamais de ramener de mes promenades en solitaire — durant lesquelles je récitais consciencieusement les recettes et les sorts qu'elles m'avaient appris — des fleurs, des fruits, des insectes ou grenouilles, et lui racontais méticuleusement tout ce que j'avais vu.

Ce fut un été merveilleux. Le plus beau de ma vie ! Hélas, même les meilleures choses ont une fin et c'est la mort dans l'âme que je dus me résoudre à rejoindre les bancs de l'école à la rentrée des classes.

Le premier mois se passa relativement bien, même si j'avais beaucoup de mal à m'ouvrir aux autres. J'étais nouveau et ce fut sûrement l'attrait de la nouveauté qui poussa mes camarades à m'inclure à leurs jeux. Mais je ne pouvais m'empêcher de me montrer distant, comme étranger à leurs distractions. J'étais dans une phase d'observation et de retrait, la peur chevillée au corps de laisser échapper un sort qui me ferait définitivement bannir de leur cercle.

Les semaines passèrent et Halloween approchait, devenant l'objet de toutes nos discussions. J'étais gagné comme les autres par la fièvre du déguisement à choisir.

Rentré de l'école, j'allais fouiller dans les anciennes affaires de ma mère et peu à peu une idée de costume me vint. Je n'en parlais à personne, décidé à créer la surprise dont tout le monde parlerait pour les semaines à venir.

Je ne croyais pas si bien réussir, hélas...

Enfin, le jour tant attendu arriva.

J'étais tellement fier de me présenter à ma grand-mère que je ne remarquais pas le voile de tristesse qui assombrit l'espace d'un instant son regard d'ordinaire si bienveillant.

« T'as vu, Mami ? Je suis déguisé en princesse vampire !

— J'avais cru deviner, mon chaton, me déclara-t-elle dans un bon sourire résigné. Tu aimes donc beaucoup les vampires ?

— Oh oui, Mami ! Ca doit être trop génial de vivre pour toujours ! Toi et moi, on ne serait jamais séparés et on vivrait ici tout le temps, tout le temps, tout le temps...»

 

Elle sembla vouloir me dire quelque chose puis se ravisa.

« Et si nous allions chercher les friandises ? »

 

Le lendemain, à l'école, seules les filles m'accueillirent en me félicitant pour le choix de mon costume. Il en fut tout autrement des garçons qui me reprochèrent de m'être déguisé en fille. La sonnerie mit fin à leurs critiques. Provisoirement. Car à la récréation, ils revinrent à la charge.

« C'est peut-être une fille déguisée en garçon. Après tout, Morgyn, ça fait pas très masculin...

— Y'a qu'une manière de le savoir, c'est de vérifier par nous-mêmes...»

Tout en parlant, ils m'avaient attiré dans les toilettes où ils se jetèrent sur moi.

L'attaque avait été si soudaine qu'elle me pétrifia sur place, m'empêchant de réagir tout de suite et leur laissant le temps de baisser mon pantalon et découvrir l'objet de leur curiosité.

« J'y crois pas ! Il est tout rikiki son zizi !

— Il a un micro zizi... le même que le poupon de ma petite sœur...

— Lâchez-moi ! Lâchez-moi !

— Attendez, je veux voir moi aussi ! »

Je sentais monter en moi une colère dévastatrice qui me donna la force de dégager un bras que je lançais en direction de l'instigateur de cette humiliation en règle. Et sans réfléchir, un sort surgit  donnant à Eddy un aspect verdâtre accompagné de répugnantes pustules. Des hurlements emplirent la pièce, ceux qui me tenaient détalèrent et je déguerpis dans la direction opposée, celle qui me ramènerait auprès de ma grand-mère, à l'abri de mes tourmenteurs.

 

Mami était dans le salon, à me tricoter une écharpe pour l'hiver. Je me jetai dans ses bras en pleurant.

 

« Mon dieu, que t'est-il arrivé, Morgyn ? Pourquoi n'es-tu pas à l'école ? Que s'est-il passé ? Parle, voyons ! »

La peur et le chagrin me nouaient tellement la gorge qu'il m'était impossible de prononcer le moindre mot.

« Quelqu'un t'a-'il fait mal ? Je t'en supplie, parle-moi !

— Est-ce que... est-ce que je suis normal, Mami ? Hoquetai-je misérablement.

— Pourquoi dis-tu ça, mon chaton ? »

Je lui expliquai entre plusieurs sanglots ce qui m'était advenu à l'école. Et ce que j'avais fait sous l'emprise de la colère.

« Finalement c'est papa qui avait raison à mon sujet quand il criait sur Maman qu'elle avait enfanté un monstre.

— Oh non, tu n'es pas un monstre ! Tu es... différent. Mais c'est ce qui te rend si unique et si précieux.

— Tu dis pas ça juste pour me consoler ?

— Bien sûr que non ! Tu es ma huitième merveille ! »

Jusqu'à ce jour, j'avais cru que cette monstruosité dénoncée par mon père était liée à ma pratique, bien involontaire et incontrôlée, de la magie. Et ça l'était en partie. Mais pas seulement. Je ne savais rien encore de mon ambiguïté sexuelle. Mais que peut-on savoir de ces choses-là lorsque l'on n'est qu'un enfant ?

« Alors, tu ne vas pas m'abandonner toi aussi ?

— Jamais de la vie, m'assura farouchement ma grand-mère en me serrant contre elle. » 

Il y eut un contre-coup à cette agression. Je fus malade pendant quinze jours, dévoré par la fièvre. Quand je repris conscience, j'appris que les parents d'élèves de mon école avait signé une pétition pour que je sois définitivement renvoyé, mais ma grand-mère avait plaidé ma cause avec un succès qui me désola. Je dus donc retourner en classe après trois semaines d'absence. Les garçons me battirent froid, ce qui m'arrangeait car je ne voulais plus rien avoir à faire avec eux. Encore une fois, les filles me rassurèrent ; certaines même me remercièrent car elles avaient été également victimes des mauvais tours d'Eddy qui s'amusait à soulever leurs jupes et à leur tirer les cheveux. 

Puis, l'hiver vint.

La neige tombée durant la nuit  rendait parfois les chemins impraticables, me confinant à la maison pour mon plus grand plaisir.

Mami m'apprenait à tricoter. Ou m'encourageait à méditer, ce qui était censé m'aider à canaliser mes pouvoirs.

 

C'étaient des journées paisibles et heureuses. Qui furent bientôt bouleversées par un événement dont je ne sais toujours pas s'il fut heureux ou malheureux pour moi.

 

Au début du printemps, un nouvel élève arriva en classe. Il était très beau et très blond, et comme nous étions voisins, nous faisions tous les jours le chemin ensemble pour aller en cours et en revenir. Nous habitions tous les deux à l'extérieur du village et la durée du trajet fut propice à la naissance d'une belle amitié.

 

 

Souvent, Jonas m'invitait à goûter chez lui. Je restais pour faire mes devoirs avec lui. Il était vraiment différent des autres garçons de ma classe, discret, calme et poli. Sa présence m'apaisait et me donnait envie de devenir meilleur, pour lui ressembler et faire honneur à l'attention qu'il voulait bien m'accorder.

Au retour des beaux jours, je l'entraînais avec moi dans la campagne pour lui montrer tous les jolis coins que j'avais découverts lors de mes explorations précédentes et lui transmettre avec fierté mes connaissances sur la nature.

Et puis un jour, alors que nous étions assis sur une barrière, les jambes pendant dans le vide et le visage  caressé par l'air parfumé,  je sentis sa main frôler la mienne et son petit doigt s'entrelacer au mien. Mon cœur se mit à battre très fort et je n'osais pas bouger, de peur de mettre fin à ce moment magique.

Puis nos deux visages se tournèrent en même temps l'un vers l'autre, et sans réfléchir, je posais tout doucement ma bouche sur la sienne. C'était un geste spontané et sans arrière-pensée mais Jonas rejeta la tête en arrière, l'air profondément choqué. 

« Beurk ! Mais tu peux pas faire ça !

—  Pourquoi ?

— Ben, parce qu'on est tous les deux des garçons ! C'est dégoûtant ! »

A ce moment, je n'avais plus du tout envie d'être un garçon. Jonas sauta à terre pour me planter là sans un mot d'explication ni un regard.

Quand je rentrais, après un très long détour, le cœur lourd de peine et d'incompréhension —  pourquoi me repousser alors que c'était lui qui avait initié ce geste trompeur ? — , une deuxième déconvenue m'attendait.

« Mon chaton, viens près de moi, j'ai à te parler, m'invita Mami d'un air grave. La maman de Jonas est passée tout à l'heure et m'a raconté que tu avais fait des choses dégoûtantes à son fils. C'est vrai ?

— Je lui ai juste fait un bisou, Mami. C'est pas dégoûtant un bisou, si ?

—  Non, ça n'est pas dégoûtant. Sauf si tu en as donné un alors que l'autre n'en voulait pas. Tu comprends ?

—  Oui Mami. Je le ferai plus, promis. Mais personne ne le voudra jamais avec moi de toute façon, Jonas m'a dit que deux garçons ne pouvaient pas s'embrasser.

—  Hum... Rien n'empêche deux garçons ou deux filles de s'embrasser. Ça s'appelle l'amour et il n'y a rien de plus précieux dans la vie. Dis-moi, es-tu amoureux de ton camarade ?

—  Je ne sais pas, Mami, mais quand je le vois, je sens mon petit cœur devenir tout chaud !

—  Eh bien, un jour, quand tu seras plus grand, tu rencontreras quelqu'un, garçon ou fille, qui partagera les mêmes sentiments que toi et qui aura aussi envie de t'embrasser... Et ce sera merveilleux ! »

A cet instant, j'eus envie de lui demander de me tirer les cartes tant l'impatience me poignait de savoir quel serait mon amoureux ou mon amoureuse, mais ma dernière expérience avec la divination était encore si vivement et si négativement imprimée en moi que j'abandonnai très vite cette idée.

Je pris conscience également que Mami était ma seule véritable amie. Celle qui ne me jugerait jamais. Et je décidai de ne plus chercher à m'en faire, persuadé que la magie et mon ambiguïté me condamneraient toujours à la solitude.

 

Le malheureux baiser que j'avais donné à mon ami eut des conséquences sur notre relation. Jonas m'évita, apparemment fâché contre moi, et l'été commença tristement. Je fis seul toutes les activités que j'avais imaginé partager avec lui.

Ce jour-là, j'avais prévu une balade en barque. Je me rêvais explorateur, comme ce Lope de Garcia qui avait descendu le fleuve selvadoradien à bord de deux brigantins à la recherche des trésors omiscains. 

« Holà, capitaine, terre en vue ! »
« Le Grand Cric me croque si j'ai la berlue ! Les gabiers de babord, à la manœuvre ! Hardi là ! Carguez l'artimon ! Carguez la grand'voile ! Hardi, hardi ! »

La barque échoua sur un îlot juste avant les précipices et, médusé, j'aperçus une espèce de portail  apparu là comme par magie et dont l'ouverture était lustrée par d'étranges vortex...

J'étais pourtant passé maintes fois à cette endroit et j'étais sûr qu'il n'y avait rien ! Etais-je victime d'une hallucination ?...

 

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 — Tu vois mes chaussons lapinou sur le bureau ?

 —  Oui.

 —  Tu les trouves jolis ?

 —  Oui.

 — Et mes coutures, tu les aimes ?

 — Oui.

 — Tu les aimes mes oreilles ?

 —  Oui, j'aime beaucoup tes oreilles...

 —  Et mes semelles anti-dérapantes ? Comment tu les trouves mes semelles anti-dérapantes ?

 —  Très belles.

 — Et ma fourrure synthétique, tu l'aimes ?

 — Oui, énormément.

 — Qu'est-ce que tu préfères ? Ma fourrure synthétique ou la couleur de ma fourrure synthétique ?

 — Je sais pas, c'est pareil...

phélie s'apprêtait à franchir le porche quand une voix tomba sur sa droite, la faisant violemment sursauter.

« Je serais vous, j'éviterais de sonner à cette porte... »

Ophélie retint à grand peine un hurlement de peur : un inconnu se tenait assis sur une des deux imposantes statues qui gardaient le portail ; elle était sûre qu'il n'y était pas quelques secondes plus tôt et se demandait par quel prodige il y avait atterri sans qu'elle ne s'en rende compte.

L'inconnu sauta félinement à terre puis se releva avec grâce. Elle le détailla avec attention. L'homme était vêtu d'un élégant costume au charme suranné, et ses cheveux exagérément longs étaient noués dans son dos en un lâche catogan. Elle fut saisie par la beauté mélancolique de ses traits qui semblaient sculptés dans le marbre le plus pur. Soudain, Ophélie prit conscience de son impolitesse à dévisager ainsi cet inconnu. Elle tenta de se reprendre, se raccrocha à la phrase prononcée à son intention quelques instants plus tôt mais ne sut trouver qu'un pathétique : « Ah bon ? ».

« Oui. Le propriétaire de cette demeure est un vieil homme désagréable, à l'hygiène douteuse. En outre, il n'a pas un goût vestimentaire très sûr et risque de vous ouvrir chaussé de chaussons lapinou et de guêtres du XIXè siècle. Vous ne voudriez pas être témoin de cette vision d'horreur ? »

Ophélie éclata de rire à cette description outrée.

«  Au fait, je m'appelle Caleb Vatore. »

Il s'était présenté sans lui tendre la main.

«  Et moi Ophélie Dainottan. 

— Enchanté ! Puis-je vous demander pourquoi vous vous apprêtiez à frapper à la porte de cette maison ?

— Mon petit-ami et moi venons d'arriver dans cette bourgade. Johnny travaille pour M. Shagal et de mon côté, j'espérais que le propriétaire du manoir pourrait m'embaucher comme femme de ménage ou cuisinière ou... jardinière... ou quoique que ce soit d'autre...

— Si vous voulez un emploi, je pourrais vous en fournir un. Ma sœur aurait besoin d'une garde-malade. Elle souffre d'une maladie génétique rare, la protoporphyrie érythropoïétique, et elle se sent très seule. Peut-être avez-vous remarqué que Forgotten Hollow la bien nommée est quasi déserte, isolée de toute civilisation. Or, ma sœur s'ennuie... mortellement ! » *

Un coin de sa bouche se tordit à ces mots, comme s'il goûtait le sel d'une plaisanterie comprise de lui seul.

« Et en quoi consisteraient exactement mes fonctions ?

— Essentiellement à lui tenir compagnie, à lui faire la lecture. Pourquoi ne passeriez-vous pas demain en milieu d'après-midi pour rencontrer ma sœur et voir si vous seriez intéressée ? Me permettez-vous de vous montrer l'endroit où j'habite ? Pour vous faciliter notre rendez-vous de demain ? »

Comme Ophélie acceptait en inclinant la tête, il l'invita galamment à le suivre en empruntant un raccourci qui leur fit traverser une espèce de cimetière abandonné. Le long manteau rouge violacé du jeune homme semblait flotter autour de lui comme la voile d'un bateau, ajoutant à l'atmosphère étrange des lieux.

La jeune fille, poussée par la curiosité, s'arrêtait devant chaque tombe pour y lire le nom et les dates de vie et de mort des défunts. Sans s'en rendre compte, elle les prononçait à voix haute, et Caleb, par jeu, s'amusait à deviner leur vie. Ophélie s'y essaya également mais avec moins de succès que son compagnon qui donnait toujours beaucoup de détails.

« Vous avez beaucoup d'imagination ! Ne put s'empêcher de commenter Ophélie, admirative. Vos descriptions sont si réalistes, si criantes de vérité que ces personnes semblent revivre sous vos mots ! »

Caleb se contenta de sourire, d'un sourire à la fois étrange et inquiétant, qui étirait ses lèvres sans découvrir les dents ni étirer un muscle de son visage.

Ils continuèrent leur portrait des défunts encore un moment. Bizarrement, les dates des morts s'arrêtaient toutes dans les années 1890. Elle lui en fit la remarque.

«  Il s'agit du vieux cimetière de la ville... répondit Caleb Vatore. Plus personne n'est enterré ici.

— Où alors ? »

Caleb sourit, retroussant cette fois légèrement sa babine, et elle crut voir briller la pointe aiguisée d'une canine.

« Ailleurs... »

La réponse évasive du jeune homme mettait un terme à toute autre question.
Ils continuèrent doucement et en silence leur chemin. Par moment, la brise venait caresser leur visage, faisant virevolter une longue mèche de cheveux du catogan de Caleb dont le délicat parfum de santal, de myrrhe et d'iris, venait chatouiller agréablement les narines d'Ophélie.

Ils s'étaient arrêtés. Caleb la retenait, une main passée sous son coude, pendant que de l'autre il lui indiquait une vieille bâtisse au loin, encore plus lugubre que le manoir du comte Straud.

« J'habite là-bas. Vous voyez, vous n'aurez qu'à faire quelques dizaines de mètres, la maison de M. Shagal se trouve tout à côté. Alors, puis-je compter sur votre présence demain ? A partir de 15h00 ?

— Oui, je serais ravie de rencontrer votre sœur. J'espère que je vais lui plaire ? »

Ce fut au tour de Caleb de la détailler, et son regard passa sur elle comme une caresse un peu âpre. Elle se sentit sottement rougir.

« Je n'en doute pas un seul instant.... Eh bien à demain Mlle Dainottan !

— Oui, à demain. »

Comme elle commençait par s'éloigner, il ajouta :

«  Si je puis me permettre un conseil, évitez de sortir après 19h00...

— Oui, M. Shagal nous l'a dit... il nous a même conseillé de ne jamais sortir sans emporter avec nous une tresse d'ails. »

A ces mots, Caleb eut un rictus de franc dégoût.

«  Tant que vous restez chez vous après 19h00, ce n'est peut-être pas la peine d'en arriver à une telle extrémité, non ? De l'ail ? Fi, quelle méthode tout juste digne de barbares ! »

Cette fois, ils se séparèrent vraiment. Elle ne se retourna pas, mais elle sentit le regard de Caleb Vatore peser sur elle, faisant naître un étrange frisson, comme une solennelle, cruelle mais grisante mise en garde.

 

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* Spéciale dédicace à Klohma... qui comprendra ! 

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élène Rathmore, ma grand-mère, habitait en dehors du village. Je lui avais serré la main durant tout le trajet menant à sa maison, m'imaginant sans raison valable qu'elle allait me perdre dans les bois comme cela était arrivé au malheureux Petit Poucet. Notre premier contact avait eu beau être chaleureux et rassurant, je ne la connaissais pas suffisamment pour que la peur d'être abandonné une seconde fois me quitte aussi facilement. Malgré tout, j'étais charmé par le spectacle de cette nature verdoyante. Cette forêt de sapins distillant un parfum de mystères et des effluves de mousses et de branches de pin ; cette rivière sinuant joyeusement entre les rochers, parsemée de touffes de roseaux d'où s'envolaient à tire d'ailes des rousserolles dérangées par les grenouilles; ces nuées d'étourneaux tournoyant dans les airs à la recherche d'insectes ou de vers de terre assez bêtes pour remonter à la surface de la terre.

Je n'en crus pas mes yeux quand nous nous arrêtâmes devant deux merveilleuses petites roulottes et que je compris que je vivrais dans cet écrin tout coloré et fantaisiste. Je remarquai avec ravissement la présence d'oies qui se dandinaient près de la mare aux canards, puis, plus loin, à l'intersection des deux roulottes, quelques chèvres qui paissaient les herbes folles. Comme je courrai vers elles pour les caresser, ma grand-mère m'interrompit pour que l'on commence la visite de la première roulotte où se trouvait sa chambre... ainsi qu'une table avec une boule de cristal et des cartes. Mami m'expliqua qu'elle vivait de ses talents de guérisseuse et de diseuse de bonne aventure. Puis elle me présenta les deux oiseaux qui vivaient avec elle : Bubo la chouette, et Pippa, la pie. J'avais l'impression de me retrouver dans un conte merveilleux. En fait, l'explication la plus plausible était que j'étais en train de rêver et que j'allais me réveiller dans mon lit à San-Myshuno !
Oui, mais pas tout de suite...
Là, j'avais juste envie que cette journée enchanteresse dure éternellement, que ma mère oublie de venir me réveiller, et que par magie, je reste coincé dans ce monde féerique !

La visite continua dans la seconde roulotte où se trouvaient le salon et la cuisine... ainsi qu'un troisième compagnon, mais à poils, cette fois, le chat Mistigri.

Une délicieuse odeur de tarte aux pommes embaumait la pièce. Et je compris d'où venait le parfum de ma grand-mère quand elle m'avait serré dans ses bras tout à l'heure, sur la place du village.

« Assieds-toi, tu dois être affamé après un tel voyage ! »

Je sursautai en avisant Bubo qui nous avait suivis jusqu'ici !

« J'ai l'impression que tu as attisé la curiosité de ma chouette, Morgyn. Sais-tu que c'est l'attribut d'Athéna, la déesse grecque de la Sagesse ? Cet oiseau a été utilisé comme symbole de la connaissance, de la sagesse, de la perspicacité et de l'érudition depuis l'antiquité. Chez les Romains, il était considéré comme annonciateur de la mort s’il était perché sur un toit, et le fait de placer une de ses plumes près d’une personne endormie pouvait l'inciter à parler et à révéler ses secrets. »

A ces paroles, je sentis mes yeux s'écarquiller d'une surprise émerveillée, puis je m'empressais d'avaler ma bouchée pour lui poser la question qui me brûlait les lèvres.

« Tu crois que je peux lui emprunter une plume, à Bubo ?

— Pourquoi ? Tu veux connaître tous mes secrets ? Rit doucement Mami. Tu sais, j’avais l'intention de tous te les livrer. Mais ça prendra plus de temps qu'une simple nuit de sommeil...

— Non, Mami, c'est pour savoir si mon père me déteste pour le jour où tu en auras marre de moi et de mes vilains tours et que tu me renverras là-bas ! »

Ma grand-mère s'agenouilla à mes côtés, prit mes mains entre les siennes.

« Oh, mon chaton, il n'est pas du tout dans mes intentions de te renvoyer chez tes parents ! Sauf si c'est toi qui le demandes. Et je ne pense pas que ton père te déteste. Il est juste désemparé et effrayé par la manifestation brutale de tes pouvoirs magiques. C'est justement pour cela que tu es ici. Pour que je t'aide à canaliser tes pouvoirs. Tu sais, Morgyn, la magie est un don merveilleux mais peut également s'avérer une terrible malédiction. Tout dépend de l'usage que l'on en fait. Elle induit une très grande responsabilité de la part de son détenteur, et ne doit pas être utilisée à des fins personnelles mais pour le bien de la communauté... Tu vas devoir apprendre à contrôler tes émotions pour ne pas devenir l'esclave de ta part sombre, qui est le plus grand danger pour un magicien...

— Tu sais, Mami, je ne sais pas si j'y arriverai... Parfois, il y a tellement de colère en moi que j'ai l'impression qu'elle va m'étouffer, et des sorts surgissent tout seuls de mes doigts...

— Tu verras, avec beaucoup de pratique et d'entraînement, tu finiras par maîtriser tes pouvoirs, je te le promets... »

Rasséréné par ces paroles, je finis mon copieux petit-déjeuner, puis Mami m'entraîna à l'arrière-de la maison où elle me montra son potager d'herbes médicinales et thaumaturgiques.

C'est là que commença ma formation de magicien. Oh rien d’extraordinaire ni de spectaculaire... Ce qui d'ailleurs me déçut un peu car je m'attendais à ce qu'elle me donne une baguette magique et m'apprenne un tas de sorts, mais elle m'expliqua l'importance de commencer par la magie pratique, celle qui aidait le plus les gens, et surtout l'importance de la patience. J'étais chargé de m'occuper, selon mes compétences, du potager, c'est-à-dire arroser les plantes, les récolter pour les faire sécher. Mais ce que je préférais (et qui n'advint que quelques mois plus tard), c'était réduire en poudre dans un mortier avec un pilon les ingrédients dont avait besoin Mami pour confectionner ses potions.

Mami et moi avions pris l'habitude de faire de longues promenades dans la nature. Pour un enfant de la ville, l'expérience était des plus excitantes. J'étais émerveillé par tout ce que je voyais. Mami me nommait le nom des arbres et des végétaux, des animaux et des oiseaux. Je mémorisais toutes ces informations et les enfermais précieusement dans mon bestiaire et mon herbier imaginaires.

Il y avait tant de choses à faire à Glimmerbrook, tant de choses à découvrir, que pas une seule fois je ne pensais à mes parents... sauf quand Mami m'obligeait à leur écrire une lettre. J'essayais de m'acquitter au plus vite de cette corvée pour retourner à mes explorations.

J'étais fasciné par la boule de cristal de ma grand-mère, mais Mami m'obligeait à la laisser seule avec sa cliente lors de ses séances de voyance.

Un jour, je réussis à me cacher sous le lit et à assister à une de ses fameuses séances. Malgré ma déception de ne pas voir de créatures surnaturelles apparaître dans la boule de cristal en de terrifiantes volutes, je m'amusai beaucoup dans le rôle de l'espion qui découvre que les préoccupations des adultes ne sont finalement guère intéressantes. J'attendis que les deux femmes soient parties avant de compter jusqu'à trente. Je m'apprêtais à sortir  quand des pas se firent à nouveau entendre.

« Sors de là, petit démon... »

C'était ma grand-mère qui m'attendait les bras croisés et les sourcils froncés.

Je m'extirpai de ma cachette, tout penaud.

« Comment savais-tu que j'étais là, Mami ?

— Je suis peut-être vieille, mais en tant que sorcière, j'ai appris à développé mes capacités sensorielles et je t'ai entendu rire sous cape... plusieurs fois ! Promets-moi que tu ne répéteras rien de ce que tu as entendu ici, ce serait très irrespectueux envers Mme Bailey et je perdrais sa confiance. Et rien n'est plus important pour une sorcière que la confiance que ses concitoyens lui accordent...

— Je te le promets, Mami !

— Bien, je ne te punirai donc pas cette fois-ci...

— J'aimerais que tu me dises l'avenir, Mami ! Oh j'aimerais tellement, je crois que ma journée en serait illuminée pour mille ans ! »

Je serrais les mains en signe de supplication, espérant la convaincre plus facilement.

« La divination n'est pas un jeu, Morgyn. On peut parfois y trouver des réponses que l'on ne cherchait pas...

— Oh, s'il te plaît, Mami ! Je suis sûr que cela m'aidera à tenir ma promesse. Ce serait comme une sorte de démystification, tu vois...

— Oui-da, je vois très bien que tu essaies de m'emberlificoter... Mais soit. Va me préparer la table avec ma boule de cristal... »

Je m'empressais de lui obéir, puis m'assis, impatient de voir ma grand-mère à l’œuvre.

« Eh bien ! Pose-moi tes questions, Morgyn !

— Euh... »

Je me rendis compte qu'il était finalement difficile de formuler des question personnelles, des questions qui révéleraient nos attentes et nos espoirs. Je finis néanmoins par me lancer après avoir pris une profonde inspiration.

« Est-ce que je vais vivre ici pour toujours ? Est-ce que je vais me faire des amis ? Est-ce que je deviendrai un puissant magicien ? Le plus grand magicien que le monde ait jamais eu ? Est-ce que je serai un papa aussi nul que le mien ? »

Rien n'indiqua à l'expression de ma grand-mère qu'elle avait entendu mes questions mais elle avait disposé ses mains au-dessus de la boule de cristal. Au début, rien ne se passa, puis, des arabesques se mirent progressivement à l'envahir, prenant des formes mystérieuses que je ne compris pas. Mes yeux ne cessaient de faire des aller-retours de la sphère au visage indéchiffrable de Mami.

« Je vois... je vois, oui, je vois des amis. Très peu. Moins que les doigts d'une main. Mais des amis pour toute une vie... Je vois... ton père... des physiciens...au vilain cœur tout noir... je vois... je vois... »

Elle s'était tu, les traits ravagés par la peur, tout en me serrant le haut du bras avec une force que je ne lui connaissais pas. Malgré la douleur, je n'osais me soustraire à cette étreinte, cloué par l'impériosité de son regard encore habité par ses visions.

Puis Mami se leva de table en se cachant la tête entre les mains.

« Qu'as-tu vu, grand-mère ?

— Rien, rien...

— Dis-moi, grand-mère ! »

Mami laissa retomber ses mains dans son tablier avant de se décider à parler mais je voyais bien qu'elle le faisait à contre-cœur :

« Méfie-toi de l'oiseau de proie, Morgyn ! Ne tombe pas entre ses griffes ou tu subiras mille souffrances, mille tortures, mille tourments ! »

La vision me terrifia suffisamment pour que je ne lui demande plus de me prédire l'avenir avant un bon moment.

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